18 mars 2020 : le Parisien : Coronavirus : y a-t-il eu retard à l’allumage au sommet de l’Etat ?
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La crise est d’une ampleur et d’une gravité inédites, mais certains, dans les arcanes du pouvoir, reprochent à l’exécutif de ne pas avoir réagi assez vite, assez fort face à l’épidémie de coronavirus

Par Olivier Beaumont et Nathalie Schuck

En semant le doute sur l’état de préparation de l’exécutif, la ministre démissionnaire Agnès Buzyn a ouvert la boîte de Pandore. Sous couvert de « off », même s’il est toujours aisé de juger après coup, des langues se délient dans les arcanes du pouvoir pour regretter un manque d’anticipation, en dépit du principe de précaution. Retour factuel en quatre questions.

L’exécutif a-t-il réagi au jour le jour, perdant du temps face au Covid-19, alors que les membres du conseil scientifique qui épaule le président s’accordent à dire que le nombre de cas double « tous les quatre ou cinq jours » ?

A l’Elysée et Matignon, la prise de conscience de la gravité de la crise date de fin janvier. « A ce moment, on comprend qu’il faut se préparer à quelque chose de conséquent », assure un conseiller.
Dans les réunions à Matignon, Buzyn fait alors cet aveu, de nature à inciter à prévoir le pire : « Il faut accepter de dire qu’on ne sait pas tout. » Elle démissionne pourtant le 16 février et, dix jours plus tard, le match OL-Juventus est maintenu à Lyon sous le tollé, sur « arbitrage du président », regrette un ministre. Le 27 février, après le premier mort français, Emmanuel Macron fait sa première sortie, à la Pitié-Salpêtrière. « Ce matin-là, le professeur Eric Caumes lui dit droit dans les yeux qu’on va tout droit vers un scénario à l’italienne et que le virus se propage plus vite que ce qu’on imagine. C’était il y a trois semaines… et on a laissé venir », se désole un stratège de la macronie.

Les premières mesures tombent, progressivement : fin des réunions de plus de 5 000 personnes (28 février), puis de plus de 1 000 (8 mars). Le 11 mars, un fidèle du président confie : « Il ne veut pas d’un pays à l’arrêt, comme en Italie. » Au gouvernement non plus, on ne veut pas de « quarantaine généralisée ». Mais le lendemain, 12 mars, avant la première allocution du président, le conseil scientifique alerte sur le risque que « 50 % » des Français soient touchés avec « des centaines de milliers de morts », faute de mesures fortes.

Il suggère fermeture des écoles, télétravail, fin des rassemblements de masse, mais prévient que ça ne suffira pas et que la quarantaine en Chine a été efficace. Le confinement en France entre en vigueur, cinq jours plus tard. « On gère de l’urgence permanente. Résultat, le doute est permanent! » tonne un ministre, pour qui la crise, évolutive, oblige à s’adapter pas à pas. Une défense que les experts dynamitent : « Depuis le 3 janvier, les Chinois partagent leur expérience. On a superbement ignoré leurs décisions et moqué celles de l’Italie. »

Une stratégie « entre deux » ?

Dans une note diffusée début mars, le professeur en criminologie Alain Bauer constate : « Les Etats hésitent entre traiter (le Covid-19) comme une grosse grippe », comme la Grande-Bretagne dans l’espoir, contesté, d’immuniser sa population, et « des dispositifs sécuritaires et de confinement collectif inédits », comme la Chine.
En France, le confinement n’est « pas généralisé », assure le gouvernement. « C’est la guerre… mais pas trop ! », raille un Marcheur. Les limites du « et en même temps » ? Le président, qui revendiquait en début de mandat la posture de Jupiter, a favorisé cette fois le « consensus » pour ne pas ajouter à la crise sanitaire une crise politique. Au risque d’être accusé de ne pas trancher, alors que la classe politique était fracturée et son gouvernement, lui-même scindé. Exemple : sur les municipales, François Bayrou, suivi par plusieurs ministres, était pour un report ; et Edouard Philippe pour le maintien.

Un conseiller ministériel tempête, visant aussi le conseil scientifique : « Il faudra que tout le monde se regarde devant la glace. Maintenir le premier tour, c’était une pure folie! » Dans son avis du 12 mars, le conseil scientifique relevait ainsi qu’il n’y avait pas de danger à aller voter, et sortait de son rôle en mettant en garde l’exécutif : reporter, c’était courir le risque d’être suspecté d’un « calcul politique », alors que LREM était en position défavorable.

Le risque de cette stratégie « entre deux » : des injonctions contradictoires. Jusqu’à la décision de fermer les lieux de loisirs, samedi dernier, « on a répété aux Français qu’il fallait que la vie continue », constate une figure de la macronie, encore interloquée par la sortie au théâtre du couple Macron le 6 mars.

La crainte du « coup de freinage » économique ?

Un haut responsable du pouvoir confie, sous couvert d’anonymat : « Il ne faut pas se leurrer, la priorité du départ n’était pas 100 % sanitaire, mais économique. Il fallait tout faire pour rassurer les milieux économiques et financiers ». Sur ce terrain, la prise de conscience a été très rapide face au danger que l’économie s’écroule.

Dès le 3 mars, un ministre questionné par notre journal s’alarme ainsi de l’impact « monstrueux » sur les défaillances d’entreprises. A Matignon, le directeur de cabinet du Premier ministre, Benoît Ribadeau-Dumas, répétait qu’il fallait « freiner » l’épidémie, mais pas « bloquer » le pays. Et Bruno Le Maire, à Bercy, tirait très tôt la sonnette d’alarme.

Des scientifiques dans le brouillard ?

Ce mercredi sur RTL, le président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy a fait ce louable aveu, « à titre personnel » : « Je reconnais ne pas avoir pris la mesure du fléau fin janvier ». « On a raisonné en pourcentage, plutôt qu’en nombre », déplore un expert, qui fait le calcul : 2 % de mortalité, c’est peu sur le papier, mais nettement plus alarmant si une part importante de la population est impactée.

Quid du principe de précaution ?

En 2009, face à la menace du virus H1N1, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot avait commandé sous les quolibets 94 millions de vaccins. « L’heure est venue de la réhabiliter pour avoir préparé le pays à une pandémie. Comme Xavier Bertrand qui, hors de toute crise, avait commandé des millions de masques au cas où », salue le criminologue Alain Bauer. « Dire qu’on a sous-estimé le risque, c’est un peu facile après coup, achève un conseiller de l’exécutif. La seule chose que je peux affirmer, c’est que tout le monde savait depuis le début qu’on était face à un virus émergent et qui pourrait muter. »