19 mai 2020 : le Monde : point de vue de Raphaëlle Rérolle : qui se rappelle de la grippe de Hong-Kong ?
Partager

Entre 1968 et 1970, une épidémie partie d’Asie frappe une partie de la planète.
En France, elle fait plus de 30 000 morts. Cet épisode, très peu médiatisé, n’a pas marqué les mémoires

Des patients qui arrivent à l’hôpital déjà cyanosés, crachant une mousse sanguinolente. Des malades si nombreux que les lits ne suffisent plus. Des gens atteints d’œdème pulmonaire aigu, dont l’état se dégrade à toute vitesse et que l’on intube à même les couloirs. Des cadavres relégués à la hâte dans une pièce en longueur, au fond des locaux de réanimation. Des corps, enfin, qui s’entassent sur des civières, si vite que les services mortuaires ne peuvent les évacuer au fur et à mesure.
Et, au milieu de tout cela, des soignants sans gants, sans masques, sauf pour les gestes invasifs.

Ce tableau terrifiant renvoie-t-il à l’épidémie de Covid-19 ? Au scénario d’un film catastrophe ? Non.
L’homme qui évoque tout cela, Pierre Dellamonica, est un professeur d’infectiologie à la retraite. Il a lui-même vécu ces scènes du temps où il était externe à l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon, durant l’hiver 1969-1970. C’est là, dans le secteur de réanimation médicale des urgences, pavillon P, qu’il a vu les ravages causés par la pandémie connue sous le nom de « grippe de Hongkong ».

Derrière cette appellation exotique se cache un virus né en Asie, dont les premiers effets se sont fait sentir dans l’ancienne colonie britannique. De type H3N2, cette grippe a sillonné la planète entre 1968 et début 1970, laissant dans son sillage au moins 1 million de morts. Or, en France, où elle a tout de même tué entre 30 000 et 35 000 personnes en deux mois (dont 25 000 en décembre 1969), l’épidémie est très rapidement tombée dans un oubli stupéfiant, y compris chez les médecins. Curieuse amnésie, source d’un léger vertige : remonter vers cette époque, pourtant pas si lointaine, donne l’impression de changer de monde, comme si la perception de la maladie, de la mort et du risque en général avait profondément muté en un demi-siècle.

Même face au coronavirus actuel, il a fallu quelque temps pour voir émerger du passé ce qui fut la dernière pandémie grippale du XX siècle. Les regards se sont d’abord tournés vers une histoire bien plus éloignée pour y chercher points d’appui ou matière à penser. On a ainsi évoqué la peste noire, du XIV au XVIII siècle, ou encore la grippe dite « espagnole », en 1918. Mais sur celle de Hongkong, curieusement, presque rien. Sans un excellent article de Corinne Bensimon, paru dans Libération en décembre 2005 et republié en mars de cette année, qui s’en serait souvenu en dehors des savants ? La mémoire de cette pandémie remontant à la fin des années 1960 s’est si bien perdue qu’il a fallu attendre l’apparition du SRAS, en 2003, pour que deux chercheurs, Antoine Flahault et Alain-Jacques Valleron, fassent le compte des victimes françaises grâce aux fichiers de mortalité conservés par l’Inserm.

Contrairement à celle de 1918, cette grippe-là préférait les personnes âgées. « 90% des décès concernaient des personnes de plus de 65 ans » détaille Antoine Flahault, professeur de santé publique à Genève. La France de 1969 étant bien plus jeune que celle de 2020, on peut imaginer ce qu’aurait donné cette épidémie avec une pyramide des âges semblable à la nôtre. « Mathématiquement, il y aurait eu 2 à 3 fois plus de morts » estime le professeur Joël Coste, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études. « 90 % des décès concernaient des personnes de plus de 65 ans », « Mathématiquement, il y aurait eu deux à trois fois plus de morts », estime le professeur Joël Coste, directeur d’études à l’école pratique des Hautes Etudes.

Les statistiques montrent aussi que le virus a touché le pays en deux fois. Après un premier tour de piste sans grandes conséquences, durant l’hiver 1968-1969, il repasse violemment à l’attaque l’hiver suivant.
Entre-temps, il a sans doute connu un glissement antigénique, autrement dit une modification de sa structure. D’abord convaincus qu’ils ont affaire à un virus H2N2, les chercheurs ont aussi mis du temps à comprendre qu’il s’agissait en fait d’un H3N2, virus encore inconnu. Quoi qu’il en soit, Pasteur et Mérieux, principaux fabricants français de vaccins, n’ont pas jugé bon d’inclure la souche de Hongkong dans leurs vaccins. Au bout du compte, ceux-ci ne serviront donc pas à grand-chose. Ce qui n’empêche pas les Lyonnais de se ruer vers les sérums en décembre 1969. « les étudiants en médecine ont été réquisitionnés pour vacciner en plein air » se souvient le professeur Dellamonica, « Les gens faisaient la queue devant des tables installées rue Pasteur, une artère du quartier des facultés, fermée à la circulation pour l’occasion. »

Pendant ce temps, la grippe engendre une belle pagaille. Le 17 décembre 1969, une note au directeur général de la santé informe, par exemple, que le département du Tarn, très touché, enregistre 25 % de malades dans les familles, 30 % d’absents dans les écoles, 20 % dans les administrations, 17 % dans l’industrie, 18 % dans les autres secteurs d’activité. Une semaine plus tôt, un article de France Soir indiquait que 15 % des cheminots étaient malades. Rien de tout cela, pourtant, n’est pris au sérieux par la presse. La plupart du temps, celle-ci se contente d’entrefilets anodins, de conseils pratiques ou de billets rigolards, « l’épidémie de grippe qui s’étend, comme chaque année, sur l’Europe n’est ni grave, ni nouvelle » lit-on dans le Monde du 18 décembre 1969. Quinze jours plus tard, dans son édition de la Saint-Sylvestre, le journal se moque de l’Angleterre, très atteinte, en décrivant une contrée où tout semble partir en quenouille, même les boîtes de strip-tease.

Il faut dire qu’à l’époque, personne ne connaît le nombre de victimes ; « En 1968, les registres de l’Inserm mettaient deux ans avant de produire les statistiques sur les causes de décès », note Antoine Flahault.
Du reste, même si ces morts avaient été comptabilisées plus vite, combien auraient été attribuées à la grippe ? , « On était moins pointilleux » assure Pierre Dellamonica. De nos jours encore, les certificats de décès ne portent pas toujours la mention « grippe », loin de là, rappelle M. Flahault : « La grippe saisonnière fait en moyenne 6 000 morts. Or, sur ce nombre, seuls 430 certificats porteront la mention de cette pathologie. »
Pour tous les autres, la grippe aura sans doute été une cause de décès, mais pas suffisamment directe pour figurer sur les documents.
« On ne disposait d’aucun outil de surveillance épidémique en temps réel », insiste Antoine Flahault A l’époque, l’Organisation mondiale de la santé s’appuie bien sur un réseau d’observation de la grippe mis en place dès sa création, en 1947, mais, à l’échelle nationale, la myopie le dispute au désordre. Même la « grippe asiatique » de 1957-1958, pourtant ravageuse avec ses 30 000 morts dans l’Hexagone et ses 2 millions à travers le monde, n’avait pas suscité la création d’un système de veille sanitaire spécifique.

Pionnier du vaccin antigrippal français et professeur à l’Institut Pasteur, dont il a été le « M. Grippe » jusqu’en 1995, Claude Hannoun raconte avoir longtemps fonctionné avec, en tout et pour tout, un petit groupe de douze généralistes chargés de lui envoyer des prélèvements. C’est lui qui, dans les années suivant la crise de 1969-1970, mettra en place la première unité « grippe » de l’Institut Pasteur, puis participera à l’organisation d’un dispositif moderne de vigilance et d’alerte.

Le virus de Hongkong, il s’en souvient bien pour l’avoir lui-même contracté lors d’un colloque
international à Téhéran, en septembre 1968. « Sur 900 congressistes, 70 % sont tombés malades et, bien sûr, le colloque a tourné en capilotade. Ce sont probablement des Japonais qui avaient apporté la grippe avec eux. ». L’hiver suivant, l’épidémie sévira aux Etats-Unis, mais guère en Europe, du moins dans un premier temps. Comment se fait-il que les scientifiques européens n’aient pas, à leur retour d’Iran, disséminé le mal en rentrant chez eux ? Impossible de le savoir. Le virus grippal est un animal sauvage, imprévisible, mais qui « rate plus souvent son coup qu’il ne le réussit » précise le professeur Hannoun.

Un an plus tard, malheureusement, le virus arrive à ses fins. Or l’Etat n’entreprend rien pour freiner l’épidémie. S’il s’était agi de la peste, on aurait sans doute agi autrement, mais la grippe, quelle importance ? Contrairement à d’autres, cette pathologie ne véhicule pas de peurs ni de répulsions particulières. « En 1918, on a rapporté à la grippe espagnole des morts de la tuberculose, considérée comme une maladie honteuse », explique Patrick Zylberman, professeur d’histoire de la santé à l’Ecole des hautes études en santé publique. Le mot lui-même est un sujet de malentendus. L’influenza, autre nom de la grippe, qui a donné le terme anglais flu, vient d’un vocable italien de la Renaissance, qui désignait la mode. La grippe, c’est donc ce que tout le monde attrape.

Dès lors, constate Claude Hannoun, « les grandes épidémies de grippe ont tendance à être vite oubliées. Même celle de 1918, alors que pratiquement toutes les familles étaient touchées ». Aujourd’hui encore, « au moindre rhume, on parle de grippe », remarque Norbert Gualde, professeur d’immunologie à Bordeaux-II. Les analogies faites par certains entre le Covid-19 et une « grippette », au début de l’épidémie actuelle, confirment que cette banalisation a la vie dure. Mais, en 1968, c’était pire. « Beaucoup de gens considéraient alors qu’il était presque normal de mourir de cette maladie », observe Claude Hannoun. Il faut dire qu’à la fin des années 1960, les accidents de la route et le tabac faisaient un carnage, eux aussi, sans que la population s’en émeuve outre mesure. La santé publique n’est alors pas un vrai sujet, ou pas tout à fait.

A la charnière de deux mondes

Vue en perspective, la grippe de Hongkong se situe donc à la charnière entre deux mondes. L’un, façonné par les catastrophes, et notamment la guerre, qui relativisait la perception du risque. L’autre, déjà entré dans une modernité où les progrès scientifiques finiront par rendre la mort de moins en moins tolérable. En 1969, les premières unités de réanimation médicale ont ainsi fait leur apparition depuis seulement quinze ans. « Même s’ils n’étaient pas aussi perfectionnés que ceux de maintenant, nous avions déjà des respirateurs de marque Engström », rappelle Pierre Dellamonica. Autrement dit, des appareils mis au point en 1952, desquels sont dérivés les respirateurs utilisés de nos jours pour lutter contre le Covid-19. Enfin, une partie des maladies graves avaient été vaincues, note l’anthropologue
Frédéric Keck : « On s’était débarrassés de la tuberculose, de la variole, de la rage et on commençait à maîtriser le vaccin contre la rougeole. Les maladies infectieuses semblaient alors un fléau réservé au tiers-monde. »

D’après cette chercheuse, il faut attendre le tournant des années 1980 pour que cette pathologie ne soit plus considérée comme un mal bénin. « la révolution néolibérale, née dans ces années-là, suppose que les gens travaillent tout le temps. Or, même dans cette étymologie, la grippe est ce qui arrête un système. Avec la grève, elles ont des fonctions semblables, l’une naturelle et l’autre sociale : elles paralysent l’économie. »
Depuis ce fameux hiver 1969-1970, on avait fini par croire que plus aucune pandémie n’entraverait jamais l’économie. C’était compter sans le Covid-19, qui, lui, s’offre le luxe de gripper le monde entier.