Dans la peau d’Elon Musk.
Partager

par David Cormand

Le titre de cette note de blog, je l’avoue, risque de vous induire en erreur.  Et je vous prie par avance de bien vouloir m’en excuser, car je ne ferai pas entendre ici le soliloque intime de l’archi milliardaire patron de Tesla. J’en suis incapable. Homme du commun, je ne peux imaginer quelles pensées jaillissent de son cortex. Pourquoi ce titre alors ? Il s’est imposé à moi par association d’idées visuelles.

Qui se souvient de la troublante affiche du film culte de Spike Jonze, « dans la peau de John Malkovich », comprendra la référence. Pour les autres, à la mémoire défaillante ou à la naissance récente, figurez-vous une image obsédante, répétition inlassable d’un même motif répété comme un algorithme : le visage démultiplié d’Elon Musk. Le visage de ce que la regrettée Viviane Forrester appelait « l’horreur économique ». 

Mais, me direz-vous, pourquoi donc distinguer Elon Musk parmi les milliardaires qui mettent le monde en coupe réglée ? Jeff Bezos ou d’autres mériteraient tout autant mon attention. Et d’ailleurs, les lectrices et les lecteurs de mon blog ont pu déjà lire des arguments sur les autres fossoyeurs de la planète. Cette nouvelle génération de « capitaines d’industrie » représente en effet une concentration de capital et de capacité de nuisance environnementale et sociale sans précédent dans l’histoire de l’économie mondiale.

Mais il se trouve qu’avec la fin de l’année s’ouvre la rituelle saison des rétrospectives et des classements. Et Elon Musk vient d’être désigné « homme de l’année » par le magazine Time. L’an passé c’est Joe Biden et Kamala Harris qui partageaient cette nomination. Cette année, Time met en exergue celui que beaucoup voient désormais comme l’opposant numéro un à leur politique. Nul ne prête pour l’heure des ambitions électorales à Elon Musk, même si le précédent Trump est dans toutes les mémoires. Mon avis est qu’il représente lui une autre forme de danger : là ou Trump pervertissait de l’intérieur les règles du jeu démocratique, Musk entend s’affranchir de la politique elle-même comme forme de régulation du monde commun.

Ainsi, nous pouvons lire dans quel dessein s’inscrit Musk. Il est le héraut d’une société post politique, ou l’homo-politicus maître de son destin aurait totalement rendu les armes devant le consommateur, dont les pulsions seraient les seules juges de paix de notre société.  Ses saillies sur twitter ne sont pas seulement des armes de distraction massives destinées à amuser la galerie de ses followers ébahis, mais bel et bien des coups de boutoir permanent contre l’idée même de l’intérêt général.  Qu’on se souvienne de son message sur les réseaux sociaux, interrogeant cyniquement la plèbe sur le fait de devoir s’acquitter ou non de ses obligations fiscales. En toute impunité, il narguait la planète entière du haut des milliards amassés.

Pour lui, le monde est un nouveau far-west : aucune règle ne doit venir entraver le droit des uns à écraser les autres. Payer des impôts pour faire société et notamment protéger les plus modestes ? S’en fout les pauvres ! Le capitalisme de Musk n’a même que faire de la lutte des classes : il les avale toutes, les digère et les recrache en catégories marketing auxquelles il pense pouvoir vendre quelque chose. Il n’ignore pas que des conflits existent dans nos sociétés mais il croit au pouvoir incommensurable de la puissance financière. Pire, il pense détenir le monopole de l’avenir. Il se campe en pythie capable non pas seulement de lire le futur mais de le décréter. Il va ainsi jusqu’à promettre un monde où le solutionnisme technologique aura vaincu la mort elle-même.  

Alors, s’en fout la mort ? Non. S’en fout la vie. Car c’est bien le vivant lui-même qui, en bout de chaîne est menacé par la folie accumulatrice d’un capitalisme autophage, sans autre limite que celles de sa voracité boulimique. Est-il besoin de dire qu’Elon Musk fait peu de cas de l’urgence climatique ? Les méga feux l’indiffèrent. La dégradation des ressources ne signifie rien à ses yeux. Et pour cause, sa logique et sa sensibilité ont depuis longtemps quitté la réalité terrestre, tout comme la voiture qu’il a placé sur orbite autour de la Terre… Par ailleurs, la biodiversité qui s’effondre n’étant pas (encore?) commercialisable, elle n’échappe pas à son désintérêt.  

Il y a une pulsion destructrice et une jubilation morbide dans la fuite en avant dont les nouveaux géants économiques de ce début de XXIe siècle se veulent les champions. Il se joue désormais un combat de civilisation entre ces destructeurs qui promettent de « nouvelles frontières » infinies, dans l’espace ou dans le métavers ; et celles et ceux qui comprennent que les limites planétaires ne sauraient être ignorées au risque de mettre un terme aux équilibres qui permettent à la vie de s’épanouir à sa surface.

Derrière l’illusion de la modernité et de l’innovation qu’ils revendiquent, c’est bel et bien la perpétuation du vieux fantasme, désormais hypertrophié, de la domination et de la concentration de la puissance financière qui se joue. La promesse technologique actuelle non seulement ne remet pas en question la logique des infrastructures qui nous conduisent au chaos, mais elle permet de perfectionner de surcroit, plus que cela n’a jamais été fait le drainage des richesses par une minorité et la concentration du capital au profit de cette même minorité. Dans le même temps, elle attaque dans des proportions inédites depuis l’émergence des démocraties modernes les contre-pouvoirs que représentent les droits sociaux et démocratiques.

J’arrête la. Et je résume.

De quoi Elon Musk est-il le nom ? De la volonté de substituer à la millénaire contemplation des astres la colonisation de l’espace. De la tyrannie de la vitesse et de l’automatisation. De la prétention de l’argent à devenir la loi des lois. De la tentation démiurgique de réinventer l’humanité en la découplant de sa réalité terrestre.

Elon Musk n’est pas seulement l’homme de l’année. Il est le nom de la fin du monde.