Climat : «La forêt française dépérit, il faut l’aider à s’adapter»
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Dans Libération, par Coralie Schaub, 30 janvier 2022

Face à une mortalité inédite des forêts de métropole causée par le changement climatique, Bertrand Munch, le directeur général de l’Office national des forêts, estime nécessaire de planter et diversifier les essences. Un sacré défi alors que les effectifs de l’ONF sont en baisse.

Dans l’Hexagone, les forêts subissent un dépérissement massif dû au dérèglement climatique. Alors que le gouvernement, suite aux Assises de la forêt et du bois qui se sont tenues fin 2021, doit rendre d’ici à la fin janvier ses arbitrages sur la politique française en la matière, Bertrand Munch, le directeur général de l’Office national des forêts (ONF), dresse un état des lieux alarmant. Et explique comment l’établissement public doit se met en ordre de bataille.

La forêt de métropole souffre-t-elle déjà du changement climatique ?

Oui, très clairement. Les années 2018, 2019 et 2020 ont été marquées par de longues sécheresses. Même si 2021 a été bien arrosée, la forêt continue à souffrir et se dégrader, car elle réagit sur le long terme. Nous constatons des dépérissements massifs et un taux de mortalité inédit. Pour ne parler que de la forêt domaniale, c’est-à-dire les 1,4 million d’hectares de forêts publiques dont l’Etat nous confie la gestion, plus de 300 000 hectares sont touchés par les dépérissements, environ trente fois la superficie de Paris. Les arbres se dessèchent, sont affaiblis et attaqués par des insectes ravageurs… C’est particulièrement flagrant dans le Grand Est et en Bourgogne-Franche-Comté, où les épicéas sont décimés par un petit coléoptère, le scolyte, qui creuse des galeries sous l’écorce et coupe la circulation de la sève, conduisant à la mort prématurée des arbres. A tel point que les épicéas disparaîtront des plaines d’ici un ou deux ans. Le fait qu’on les ait plantés à trop basse altitude n’est pas la seule explication de cette crise, car les épicéas et sapins souffrent aussi à mille mètres et dans les Alpes. Mais c’est un facteur aggravant du changement climatique.

D’autres régions et d’autres essences sont-elles concernées ?

Hélas, oui. Quasiment tous les territoires le sont. Le Sud un peu moins, car les essences qui y poussent sont plus adaptées à des chaleurs et des sécheresses importantes. Et toutes les essences sont concernées, feuillus et résineux. Les premières touchées sont celles qui ont le plus besoin d’eau, comme le hêtre, emblématique de nos forêts. Il dépérit même en Normandie ou dans le Jura. Le frêne aussi nous inquiète. Il est atteint de chalarose, une maladie provoquée par un champignon introduit d’Asie. Vers Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), il faut en couper des parcelles entières qui meurent. Dans la forêt de Montmorency, en région parisienne, les châtaigniers meurent aussi de maladie car ils sont affaiblis par le changement climatique et n’arrivent pas à se défendre. Dans celle de Fontainebleau, un mélange de résineux et de chênes, beaucoup d’arbres dessèchent et périssent.

Des essences très classiques et importantes pour la forêt publique française sont touchées. Comme le chêne forestier. La forêt de Tronçais, dans l’Allier, l’un de nos temples, connaît une crise depuis deux ans. Dans cette futaie cathédrale, où l’on accompagne depuis des siècles des chênes de très haute qualité pour en faire des usages nobles – de la charpente de Notre-Dame au tonneau de whisky japonais –, 15 à 20 % des arbres meurent du fait du réchauffement. Les houppiers [les sommets des arbres, ndlr] rougissent, perdent des feuilles, l’écorce se décolle. Nous devons couper en priorité les arbres qui sèchent et non plus ceux que nous avions prévu de couper à maturité.

Nos paysages vont-ils changer ?

C’est évident. Hormis à certains endroits, le phénomène reste pour l’instant sournois, diffus, assez peu visible. Il ne provoque pas de choc parmi la population, comme lors de la tempête de 1999, quand des dizaines d’hectares sont tombés d’un coup. Mais il faut prendre conscience que ce qui s’est passé entre 2018 et 2020 va se reproduire. On pourrait dire que nos forêts se portent bien, puisque les surfaces augmentent depuis un siècle et demi. Pourtant, sur une grande partie, il existe un fort risque de dessèchement.

En considérant les scénarios moyens établis par les climatologues, nous savons que dans moins d’une génération, à peine dix à trente ans, le hêtre ou le chêne, que nous sommes habitués à voir par exemple en Ile-de-France, vont mal voire très mal s’adapter. Leur aire de répartition va fortement diminuer et se cantonner à des microclimats qui leur sont favorables. Ce n’est pas le problème de nos petits-enfants, c’est le nôtre. Aujourd’hui, 30 % du territoire métropolitain est boisé. Il est probable que dans cinq à quinze ans, un tiers de cette forêt aura changé d’aspect, soit 10 % du territoire. Ce sera perceptible par tous. D’ici cinquante ans, plus de la moitié de la forêt française pourrait avoir changé de visage. Au lieu du couvert forestier actuel, dense, d’un bloc, sur de grandes surfaces, on aura une forêt mitée.

«Le changement climatique est trop rapide. On a du recul depuis une dizaine d’années et on voit bien que la forêt ne s’en sort pas toute seule. Continuer à faire de la régénération naturelle, c’est se raconter des histoires et s’exonérer de notre responsabilité.»—  Bertrand Munch, directeur de l’ONF

Peut-on craindre des méga-feux dans des zones inédites, comme au Canada ou en Sibérie l’an dernier ?

Au nord de la Loire, sur de grands massifs tels que celui d’Orléans, ou même dans les Vosges, le risque incendie existe désormais. A Fontainebleau aussi, il y a des départs de feu. Comme c’est une forêt très surveillée et fréquentée, on les détecte et on arrive à limiter les dégâts. Nous travaillons avec les sapeurs-pompiers notamment pour éviter la propagation du feu, mais aussi pour prévenir les incendies. Nous réfléchissons par exemple aux choix des essences. On peut espérer que les incendies n’atteindront pas la monstruosité subie ces dernières années par l’Australie ou la Californie, car nos forêts sont moins gigantesques et la présence humaine y est plus forte. La probabilité d’une catastrophe de grande envergure est assez faible, mais le risque augmente. Les feux de forêt, dix hectares brûlés ici ou là, ce n’est plus seulement le problème du Sud de la France. Il faut aider la forêt à s’adapter et se défendre.

Ne peut-elle pas le faire seule ?

C’est ce que certains espèrent. Mais non, le changement climatique est trop rapide. On a du recul sur certaines forêts depuis une dizaine d’années et on voit bien que la fôret ne s’en sort pas toute seule. Continuer à faire de la régénération naturelle sur une parcelle de hêtres comme on le faisait jusqu’ici en se disant qu’on le fera jusqu’à la fin des temps, c’est se raconter des histoires et s’exonérer de notre responsabilité. Donc soit on accepte que nos paysages changent du tout au tout, c’est-à-dire que la forêt se réduise et qu’à certains endroits il réapparaisse de la broussaille, soit on l’aide à s’adapter. C’est ce que nous essayons de faire.

Concrètement, que fait déjà l’ONF ?

Nous revenons à la vocation ancienne des forestiers publics : intervenir davantage, avoir recours à la plantation. C’est un message très difficile à faire passer, mais nous n’avons pas le choix. Jusqu’ici, chaque année, en forêt domaniale, l’ONF plantait sur 2400 hectares environ, soit 3 millions de plants. Dans le cadre du plan de relance annoncé fin 2020, l’Etat a prévu le reboisement en deux ans de 45 000 hectares de forêts souffrant du réchauffement climatique. Dont 15 000 hectares de forêts domaniales, soit 10 millions de plants. Les forestiers n’ont jamais eu à reconstituer des surfaces aussi vastes dans un délai aussi court. Nous plantons cet hiver des milliers d’hectares au titre de ce plan.

Il s’agit de faire évoluer les essences, de les diversifier, pour renforcer la capacité de résistance des forêts. Mélanger des essences évite la propagation de maladies. Il ne s’agit surtout pas de planter la même espèce en ligne sur 20 hectares. Mais de constituer une forêt mosaïque, d’avoir une gestion fine, un patchwork de petites parcelles. On laisse aussi des zones en régénération naturelle.

Quelles essences privilégiez-vous ?

L’idée est de réintroduire ou favoriser des essences qui avaient un peu disparu parce qu’on ne savait plus bien les valoriser. Par exemple des feuillus fruitiers comme le merisier, qui peut intéresser à nouveau les menuisiers. Ou l’érable. Et on peut être plus audacieux sur des essences que certains appellent exotiques, qu’il faut arriver à piloter. Par exemple, le robinier faux acacia, dont le bois est très bon pour faire du mobilier de jardin. Il est important que la forêt française produise du bois, plutôt que de l’importer du bout du monde et contribuer à la déforestation. Nous essayons aussi, surtout, de faire remonter vers le nord des essences méditerranéennes, comme le pin d’Alep, le pin maritime, le chêne pubescent ou le cèdre de l’Atlas. Ce dernier, magnifique, est présent dans le Lubéron depuis un siècle et demi, il y a été planté sous Napoléon III. Il pourrait remonter jusque dans les Vosges.

La société botanique de France s’inquiète du repeuplement des forêts par des arbres exotiques…

Il y a arbre exotique et arbre exotique, et cela dépend beaucoup des modes de sylviculture. Il y a des essences connues des forestiers depuis des générations, pour lesquelles on a du recul. Le robinier faux acacia, qui est en France métropolitaine depuis quatre cents ans, est invasif dans certaines situations. Mais il y a moyen de l’éviter en étant prudents. Idem pour le chêne rouge ou chêne d’Amérique, que certains considèrent très préjudiciable. Il y a cinquante ans, nos anciens en ont planté pour constituer des pare-feu à certains endroits et cela ne fonctionne pas si mal. Si on suit cette logique, le cèdre aussi est une essence exotique, il s’appelle cèdre du Liban ou de l’Atlas… Or il nous paraît bien adapté pour faire une forêt et un bois de qualité. Donc on y va, on préfère une belle forêt de cèdres dans cent ans que pas de forêt du tout.

Bien sûr, il faut être prudent, puisque nous engageons l’avenir. Et que celui-ci est incertain. On sera sûrs de notre coup ou sûrs d’avoir fait des bêtises dans trente ou cinquante ans, ce qui va très vite pour nous qui pensons d’habitude à 200 ans. Nous faisons des tests, qui peuvent durer plusieurs années. Car la forêt, c’est le temps long. On part généralement de l’essence sur place, du chêne par exemple, et on essaie un chêne plus méditerranéen comme le chêne pubescent, sur 0,5 à 2 hectares. Nous avons des pépinières expérimentales, pour voir comment les essences résistent à la sécheresse. Nous mettons en ce moment en œuvre une première tranche du plan de relance 2020, qui consacre 150 millions d’euros au renouvellement forestier, dont une partie pour la forêt domaniale. Et nous espérons que la partie forestière du plan d’investissements France 2030 nous apportera des crédits supplémentaires. C’est une vraie mobilisation.

Les agents de l’ONF protestent contre la suppression d’ici à 2025 de près de 500 postes, ce qui porterait les effectifs à moins de 8 000 contre 15 000 en 1985. Comment faire face à un tel défi dans ces conditions ?

Il faut des personnels de l’ONF en forêt pour la protéger, la cultiver et répondre à ces enjeux nouveaux. Mais on vit de ce que nous attribue l’Etat, comme l’hôpital public, les forces de sécurité… Ces près de 500 suppressions de postes sur cinq ans, oui, c’est une contrainte. Nous choisissons de préserver le réseau territorial des techniciens forestiers, ceux qu’on appelait autrefois les gardes. Pour les travaux de plantation, de sylviculture, de bûcheronnage, nous faisons de plus en plus appel à des entreprises de travaux forestiers, souvent des TPE. Il ne faut pas penser que seuls les fonctionnaires peuvent gérer la forêt. Tous nos ouvriers forestiers ont toujours été recrutés en droit privé et aujourd’hui, la moitié des effectifs de l’ONF sont des agents en droit privé. Mais ce sont des évolutions fortes et il est logique que cela fasse réagir certains syndicats.