1er Mai : confinement, déconfinement, quelles leçons ? par Edgard Morin, dans Biosphère
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« Toutes les futurologies du XXe siècle qui prédisaient l’avenir en transportant sur le futur les courants traversant le présent se sont effondrées. L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. J’étais de cette minorité qui prévoyait des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique, dont celles issues de la dégradation de la biosphère et de la dégradation des sociétés.
Mais je n’avais nullement prévu la catastrophe virale. Cette épidémie nous apporte un festival d’incertitudes. Nous ne sommes pas sûrs de l’origine du virus , nous ne savons pas les mutations que pourra subir le virus au cours de sa propagation, nous ne savons pas quand l’épidémie régressera, nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires, nous ne savons pas si nous devons en attendre du pire, du meilleur, un mélange des deux : nous allons vers de nouvelles incertitudes. Mais je garde une certitude avec ces bouleversements, tout ce qui semblait séparé est relié ; cette crise planétaire met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre. Il est tragique que la pensée disjonctive et réductrice règne en maîtresse dans notre civilisation. Pour moi, cela révèle une fois de plus la carence du mode de connaissance qui nous a été inculqué, qui nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et divers. La science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication.

La conviction que la libre concurrence et la croissance économiques sont panacées sociales universelles escamotait la tragédie de l’histoire humaine. La folie euphorique du transhumanisme portait au paroxysme le mythe de la maîtrise par l’homme non seulement de la nature, mais aussi de son destin.

L’épidémie mondiale du virus a transformé un mode de vie extraverti en introversion sur le foyer, mettant en crise violente la mondialisation. Cette dernière avait créé une interdépendance mais sans que cette interdépendance soit accompagnée de solidarité. Pire, elle avait suscité, en réaction, des confinements ethniques, nationaux, religieux qui se sont aggravés. Nous pouvons craindre fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà au cours des vingt premières années de ce siècle (crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphantes, régimes néo-autoritaires, poussées nationalistes, xénophobes, racistes).
Les déconfinés reprendront-ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? La Covid-19 nous pousse pourtant à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations de la vie quotidienne. Elle devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, le secondaire et le frivole, sur l’essentiel : l’amour et l’amitié pour notre épanouissement individuel, la communauté, le destin de l’Humanité dont chacun de nous est une particule.
En somme, le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits, modérer la bougeotte compulsive et l’évasion à Bangkok, diminuer le consumérisme c’est-à-dire l’obéissance a l’incitation publicitaire.

Une réforme de civilisation associerait les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification) ; « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable) ; « développement » (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires).

Toute crise me stimule, et celle-là, énorme, me stimule énormément.